Charlotte Delbo, La vie retrouvée

Essai 2016
Grasset
Collection littéraire de Martine Saada
Quelques mots pour dire comme ce livre est né, s’est imposé puis s'est écrit :
« Vous ne connaissez pas Charlotte Delbo ? », m’a demandé un jour mon amie américaine. Ses yeux rieurs me regardaient, nous nous étions arrêtées de marcher. « C’est le plus grand écrivain de langue française sur les camps, je fais un cours sur elle à l’université. » J’entendais les voitures glisser sur l’avenue, leurs amortisseurs rebondir sur chaque bande du macadam, la sirène d’une voiture de police, j’étais loin de la France, et je ne savais rien d’un écrivain qui comptait au département de littérature française de l’université de New York.
« Je l’ai fait venir plusieurs fois pour parler à mes étudiants. Elle habitait derrière le Panthéon, elle était vive, gaie, un fort tempérament, elle portait de grands chapeaux, des vêtements excentriques, elle aimait la vie. Elle pouvait s’ouvrir une demie bouteille de champagne chez elle le soir. De son balcon, elle voyait la moitié de Paris. » Tout est resté net de ce que j’ai entendu ce jour de 1993. Il y avait une femme qui était revenue d’Auschwitz, qui avait écrit la plus belle oeuvre sur ce terrible et qui s’offrait du champagne parce qu’elle aimait la vie.
A cette époque je n’ai pas commencé à lire Charlotte Delbo. Plus tard dans ma vie j’ai cherché une voix qui mette des mots sur la mort qui arrache les êtres les plus aimés. Sur la douleur que rien ne peut adoucir. Et sur les fantômes qui venaient autour de moi quand je pensais à la catastrophe d’Auschwitz. J’ai lu "Aucun de nous ne reviendra" et les autres livres de Delbo. Pour la première fois j’ai trouvé des mots qui avaient traversé la mort, des mots qui revenaient et m’apportaient une connaissance que j’attendais. Je rencontrais une écriture qui crevait la surface protectrice de la vie pour toucher l’âme, le corps qui souffre ce qu’un être humain ne doit pas souffrir. Qui prend les mots simples, brise le rythme de la phrase et garde une syntaxe qui respecte l’architecture de la langue parce que la langue porte.
J'ai écrit ce livre pour trouver ce que son oeuvre me donne comme expérience de lecture, de vie et de conscience, qu'aucune autre oeuvre sur cette tragédie ne m'avait livrée jusque-là. Il m'a fallu parcourir sa vie dans ce qu'elle recelait de plus profond chez elle en écho aux événements traversés. Et surtout lire tous les manuscrits de ses oeuvres pour comprendre l'évolution de son écriture d'un livre au suivant, aucun ne se ressemble.
J'ai cherché comment s'était constituée sa conscience d'écrivain, qui permet au lecteur à qui elle fait une place, de constituer la sienne.