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Dans le secret des vivants (Lire Pascale Kramer)

Essai 2020

BOP - Bern Open Publishing

Versants n°67

Ce N° de la revue suisse des Littératures romanes, consacré à l'oeuvre de Pascale Kamer, a été élaboré sous la direction d'Ursula Bähler (Université de Zürich) et de Jean-Philippe Coen (Ecole polytechnique fédérale de Zurich/Université de Zurich)

Plus je lis les romans de mon amie Pascale Kramer, plus me frappe ce que recèle d’amour, de tendresse sa voix d’écrivain. Et pourtant, que de drames, de douleurs extrêmes dans ces récits, mais tamisées par la pudeur des personnages, leur réserve, l’absence d’une expression aisée parce que le milieu social ne leur a pas apprise. Comme est délicate la douceur feutrée de son regard aimant sur ses personnages, – qui l’enjoint à tant fouiller l’expression de leur visage, leurs gestes, leurs odeurs même, pour rendre ce qui travaille l’intime et souvent à leur insu, ce qui suscite notre empathie parce que nous vivons tant de situations où nos gestes réactifs masquent la douleur qui nous assaille. La délicatesse de son regard ne l’empêche pas d’écrire sans apitoiement, avec netteté, et créer cette distance qui fait l’oeuvre.

Pascale dans ses romans pénètre le secret des êtres, pas pour dire ces histoires qu’on se raconte à soi-même, qu’on fait et refait au cours de sa vie pour légitimer son parcours, non, elle entre dans le caché où se concentrent les pulsions, met en scène ce qu’elles entraînent, ces pulsions de vie qui font réagir aux dangers par des impulsions exubérantes de vie, ou ces pulsions de destruction pour sortir de l’ennui, de la monotonie, de la douleur, qui incite à se détruire, ou détruire qui est trop proche, qui empêche de fuir, de s’échapper, d’oublier.

J’aime l’étrange atmosphère de thriller qui imprègne la narration parce que Pascale ne lâche pas d’un pouce ses personnages, ils n’ont pas d’échappatoire à l’œil qui les scrute. Je les suis dans leurs moindres mouvements et au fond de leurs réactions intérieures, j’ai l’impression de les traquer.

La voix blanche du récit me fait croire que rien ne s’éloigne d’un relatif cours ordinaire des choses alors que je sens qu’une fatalité dramatique est en route. De menues et fines observations font l’atmosphère inquiétante sans que je distingue des indices qui légitiment ma tension. Alissa dans L’implacable brutalité du réveil ne trouve pas le bonheur promis à toute mère avec la naissance de sa petite Una, je la suis, inquiète, suspendue à tous ses mouvements et je crains un dénouement tragique.

L’inquiétude semble venir de ressorts cachés, ce que font les personnages est raconté d’une façon lisse comme dans un film d’Hitchcock. A tout moment, devant une fenêtre, sur le balcon, dans le jardin, peut survenir un acte dramatique, une horrible nouvelle, rien que je puisse prédire et que tout fait attendre. Il n’y a plus d’espace où me détendre hors de ce qui se noue à l’intérieur des personnages, nœuds serrés dont eux-mêmes cherchent à se défaire. Mais, tout à coup, je lis un de leurs éclats d’insouciance. Pascale écrit avec une froide objectivité comment le personnage se raccroche à la vie, une observation surprenante de vérité parce que la vie est faite de ces riens ordinaires, et qu’il faut pouvoir y compter plus que tout pour tenir encore. Betty a compris, sans la réaliser vraiment, la chute mortelle que vient de faire son mari, elle remonte du jardin, et dans l’escalier « elle se dit qu’elle allait changer de voiture. »   Ou au contraire, Pascale s’attache avec émotion à dire la détresse, quand il faut se dégager de la morsure du malheur. Du père qui doit faire face à la mort de ses deux enfants, la conséquence tragique d’un jeu qu’il a lui-même initié, Pascale écrit qu’il ne peut que « faire le sourd en attendant, dans un état d’urgence et d’éternité, que ce cauchemar se termine ou s’éloigne. »

J’aime ces glissades heureuses, dans le récit, vers la lumière des ciels où l’étrange forme des nuages étire les couleurs qu’ils attrapent au couchant, ou sur la lumière des rayons d’un soleil, qui pénètrent la pièce, s’étalent sur un meuble, jouent d’un obstacle pour laisser de remarquables dessins, « des ombres d’oiseaux sur la nappe » .   Moments d’apaisement, ces échappées sur une beauté du monde qui existe, alors que je suis tendue parce qu’un accident mortel a débuté l’histoire que je lis, ou parce qu’un meurtre que rien n’a amené la termine, comme dans Manu, avec une déflagration qui m’ébranle au moment de quitter le livre.

Pascale raconte avec une netteté au couteau la brisure des vies et leurs issues incertaines, aussi suis-je fascinée par tous ces enfants qui trouvent leur place dans ses romans. Je lis comment les traversent les actes des adultes, ou comment ils préservent une étrange distraction pour s’en dégager. Je me sens alors « épiée par l’enfance », par la mienne, enfouie, et dont je ne suis pas sûre que ma mémoire ait toujours gardé l’exactitude des expériences, et par celle de tous les enfants que j’ai rencontrés, aimés, ou qui furent les miens, dont j’ai désiré soutenir le regard, la nudité de leur regard parce qu’elle me renvoie à un sens de l’interrogation, que j’ai peur d’avoir perdu.

A ces romans que j’ai eu envie de revisiter, je veux ajouter le dernier texte à ce jour de Pascale, dont j’admire la richesse humaine face à l’ampleur d’un sujet d’histoire. C’est le texte d’un écrivain qui raconte en scènes incarnées la complexité sociétale et politique d’un pays. Ce pays, elle le connaît bien, elle y vit depuis plus de trente ans, et, s’affirme comme Une éternelle étrangère en France. C’est le titre de ses pages pour répondre, dans un recueil avec sept autres écrivains suisses, à une conférence de Carl Spitteler sur le point de vue neutre, Notre point de vue suisse (1914). Pascale reprend à son compte, je ne m’y attendais pas, ce qu’a de riche un regard qui n’est pas partial. Mais à sa manière. Avec son sens de l’observation, sa connaissance de l’histoire, des pays d’ailleurs, de ceux qui y habitent, et elle nous fait voir des scènes, des moments auxquels elle assiste, ce qu’elle entend, ce jour très particulier de la manifestation du 11 janvier 2015 organisée après les attentats de Charlie Hebdo.

A contre courant de la marée humaine qui se rend place de la République pour marcher dans une unanimité univoque, Pascale, aussi ébranlée qu’elle fût par l’horrible événement, se dirige comme tous ses dimanches vers la banlieue pour rendre visite à l’amie hospitalisée en phase terminale d’un cancer des os. Ce qu’elle voit sur son trajet, ceux qu’elle regarde dans l’autobus, ce qu’elle apprend de son amie, le tact, la déférence des deux aides-soignants d’origine africaine, présents le dimanche à l’hôpital, qui font sa toilette avec ce respect coutumier dans leur pays vis-à-vis des aînés, mais que soudain son amie ne comprend plus parce qu’ils n’acceptent pas les moqueries sacrilèges, ce qu’elle ne peut admettre, il n’est pas question pour elle d’en rabattre sur les Lumières du XVIIIe, tout s’intègre dans ce texte, une nouvelle autant qu’un court essai, et qui se tient sur une ligne de crête pour faire sentir l’intense complexité de ce que les hommes ont à partager dans cette pluralité essentielle à la démocratie, et la place que Pascale Kramer veut garder, au point de terminer par cette remarque poignante de générosité. « Jusqu’à quand pourrai-je me permettre de refuser de choisir un ennemi ? ».
A l’écrivain, à l’amie, je dis ma reconnaissance.