Henri Thomas

Essai 2013
RBL - La Revue de Belles-Lettres
La Revue de Belles-Lettres
Si Thomas écrit des poèmes jusqu’à la fin de sa vie, comme l’atteste le beau recueil "Les Maisons brûlées" qui paraît après sa mort, il en écrira moins lorsque le roman s’imposera à lui pour dire la continuité dans le temps des éblouissements, et la tentative par le langage continu de la prose d’élucider ces instants. Qui n’est pas de les expliquer, mais de faire sentir la force contenue dans leur charge d’intensité, et que la langue leur donne intensité d’être.
Seize romans paraîtront chez Gallimard. Au centre de la liste, le huitième, Le Promontoire. Le plus sombre, certainement, et peut-être celui qui s’est tenu le plus près de la faille. La faille qui sépare le narrateur, traducteur et copiste (en fait, la voix d’Henri Thomas) qui passe l’hiver dans un village corse, de l’écrivain « arrivé », figure honnie et moquée, qui vient y séjourner.
« Il n’y a pas de plus petit geste que celui d’écrire », et c’est le seul auquel se tient le narrateur. Il tente d’élucider la tragédie qui s’efface, celle d’un crime survenu dans un village où plusieurs habitants sont aveugles, y compris la jeune fille qui vient le soir se baigner nue au creux des rochers, et trouver dans la nage qu’il n’est pas nécessaire de voir.
Etre aveugle rappelle l’étape féconde, ne pas saisir ce qui se passe. Entendre, regarder, assister et ne pas nécessairement comprendre. La langue, la poésie offre la riposte salvatrice : elle fait revenir dans les mots la réalité qui ne peut être saisie. Dire « la rose ! » et ainsi évoquer « l’absente de tous bouquets », Thomas aimait à rappeler ce sésame de Mallarmé. Lui, écrira :
« Venez à nous, images délivrées
Du poids mortel de la réalité,
(...)
L’arbre en personne prend congé
De lui-même et revient plus vrai. »
Pour écrire le roman, il faut être « aveugle pour tous les détails auxquels les mots correspondent si bien » qu’utilise, lui, l’écrivain « arrivé ». Il faut se détourner de ces mots-là, comme l’arbre en personne prend congé de lui-même. Leçon de la poésie.
Les mots qui correspondent trop bien empêchent de sentir « ce qui vient de plus loin, ce qui est arrivé et qui continue toujours d’arriver. »