Tous les écrits

Les chants des couleurs

Contribution 2021

Texte du catalogue de l'exposition d’Anne Saussois au Château de Tours

En 2021 Anne Saussois est invitée pour une importante exposition personnelle au Château de Tours. Elle me demande de lui écrire le texte du catalogue.

La couleur peut donner à voir un espace, provoquer une émotion. Des espaces, des émotions, pour être au plus près de l’oeuvre d’Anne Saussois. Mêler les deux, l’espace et l’émotion, c’est le pari que je vois dans sa peinture.
La couleur a été sa première fascination, dès l’enfance, le premier goût de créer, le sujet d’exploration. Poser des couleurs métamorphose le monde qui entoure. Se voit mieux ce qui porte couleur, en même temps que la couleur provoque l’imaginaire, permet l’ailleurs et convie le plaisir qu’elle donne.

Sa peinture explore la richesse des couleurs, elles font monter au jour un mystère. Côte à côte ou superposées, elles réveillent des émotions indistinctes, persistantes. Et ne pas savoir exactement si ces couleurs mêlées appellent des souvenirs ou provoquent des récits nouveaux, nous retient, nous attache. Nous tenons la possibilité de sentir le diffus ou l’inconnu qui nous habite.
Anne Saussois ajoute aux couleurs des traces bien visibles. Des arabesques tracées au crayon, des griffures, des touches en aplats. Ces superpositions ajoutent du temps à la surface peinte, l’espace s’approfondit, du temps survient pour explorer la toile. Les trames rectilignes se sont imposées, souvenirs de voyages, réel intriguant, claustras de Tunisie, plan quadrillé des villes nord-américaines, elles apportent une structure à la fluidité de la toile libre.
Elle aime mettre en valeur les couleurs primaires, le jaune, le bleu, le rouge,   jouer avec des lignes géométriques, triangles, carrés, rectangles, ou placer en triptyque des toiles peintes à partir du souvenir d’un automne indien vécu aux Etats-Unis, et scander avec de grands rectangles de toile ce qui a été une intense émotion de couleurs au sein d’une nature prolifique.

La création joue du surgissement, elle l’appelle, en garde l’impulsion comme la source coule. Le mouvement est une manifestation de la vie essentielle pour Anne Saussois. Elle le regarde chez les danseurs, elle le regarde chez les enfants qui jouent. Il faut que quelque chose danse dans certaines de ses toiles, que les formes géométriques jouent entre elles. Garder le mouvement des jeux d’enfants, les traces de leurs constructions, des marelles à peine effacées, le souvenir du dé qui roule jouant de ses facettes, se rappeler les lignes des corps de danseurs. Ces tensions dans l’espace dessinent sur ses toiles des rectangles, des losanges, des arabesques, ils se forment, se dissolvent, semblent se reconstruire au rythme de la musique, avec la fluidité et la transparence qui reste sur la rétine du spectateur.
La verticalité des toiles rappelle ce qui coule, le corps debout, la structure qui peut tomber. Que rien ne s’arrête.

Anne Saussois a longtemps enseigné à l’école d’architecture de Nantes, emmené ses élèves en voyages d’études pour leur apprendre à regarder, en marchant dans la ville, en parcourant les salles des musées. Elle transmettait sa façon de voyager, d’observer les rues, les façades, les encoignures, de dessiner dans ses carnets la composition des tableaux qui la fascinaient. Notamment ceux de la peinture italienne du XVème siècle, qui juxtaposent les espaces pour raconter une histoire, le dedans et le dehors. Pouvaient se voir côte à côte, l’espace de la chambre, et celui dehors, un palais, un paysage. L’horizontalité alors s’est imposée dans son travail. Il s’est agi pour elle de travailler la lumière de ses toiles comme des lumières d’espaces. Que les lignes ne soient plus les jeux du mouvement, mais qu’elles juxtaposent ou même superposent les espaces intérieurs et les espaces extérieurs suggérés. On croit les voir se jouer l’un de l’autre sur les tableaux. La densité des couleurs en aplat s’affirme pour imposer la surface de la toile, du châssis, malgré les lignes et les espaces qui se prolongent au-delà.

Cette attention à l’espace, à l’architecture du tableau et dans le tableau, va pousser Anne Saussois à explorer des découpages en carton. Elle choisit le carton pour ses qualités, sa rigidité par rapport à la toile ou la feuille de papier, la simplicité avec lequel il se découpe, sa légèreté à être manipulé, ses modestes attributions en général qui ne peuvent que donner le goût de lui trouver d’autres fins que l’emballage et justement la capacité inverse, mettre à plat des espaces. En noir ou gris, en blanc, elle a voulu décliner la gamme de noirs et de blancs, ces couleurs primaires dont elle n’avait pas encore travaillé les atouts expressifs. Relief, traces, ombres, clartés, il y avait tant à découvrir, et reprendre le goût du jeu pour créer des espaces, dessiner des lignes par dessus les collages, construire autrement ce qui a été déplié.
Travailler dans l’atelier à monter des reliefs, couper, superposer, déplacer, coller des pièces en carton, légèrement éclaircir ou assombrir le noir et le blanc, utiliser le crayon pour y dessiner triangles, carrés, angles ou fines lignes incertaines, c’est aussi une façon de se surprendre soi-même avec ce qui se monte sous les yeux, qui raconte une fascination pour les architectures, les paysages urbains.

La peinture aborde d’autres défis. Elle oblige à se confronter au plan de la toile.
Anne Saussois garde précieusement la révélation que fut pour elle "L’Atelier rouge" de Matisse qu’elle a vu au Musée d’Art moderne de New York. L’espace de l’atelier, les murs qu’on savait gris de l’atelier réel, la table où sont posés les objets à peindre, la chaise, la commode, les trépieds où reposent des sculptures, tout se confond dans ce rouge Venise qui recouvre presque toute la surface du grand tableau. Seule une fine ligne claire délimite les contours des meubles, des murs au sol, des tableaux au mur, des objets à peindre. Il n’y a plus de perspective. Le tableau est la surface à peindre. La densité de l’espace vivant, vibrant, du travail, l’atelier, est rendue par une couleur en aplat. Grande leçon de peinture. Et ce rouge de Venise n’est pas une couleur éclatante, il a la couleur de la brique, celle des façades des Flandres françaises d’où venait le peintre. Il évoque aussi le rouge velouté des tableaux de Peter de Hooch, un peintre qu’Anne Saussois a beaucoup regardé par sa façon de faire glisser le regard de l’intimité d’une chambre à d’autres espaces en enfilade jusqu’au monde extérieur, la cour, la rue. Dans ses tableaux elle a choisi ces couleurs chaudes, ces rouge-brun, ces noirs, ces marron, ces rouges qui viennent de la peinture flamande, pour peindre les effets de perspective qui lui sont chers et garder la densité des grands aplats de couleurs. Nourries de superpositions, ces couleurs convoquent la force d’un présent, et les lignes, les trames défient le plan de la toile, évoquent un ailleurs où partent droites et obliques.

Contempler un tableau force à être présent à soi-même. La densité des couleurs des récents tableaux d’Anne Saussois, les lignes et les perspectives qui côtoient ces aplats de couleurs me donnent une force de vie, parce que s’y mêle une frontalité et une échappée, qui condensent sans doute l’expérience de vivre.